C’est une vraie reconnaissance, la reconnaissance de l’essentiel, que vous accordez aujourd’hui au peuple québécois, en me faisant l’honneur de me recevoir à l’Assemblée nationale et de me permettre de m’adresser aux représentants du peuple français.
Je vous remercie en son nom de me permettre ainsi, en m’adressant à vous, de parler du même coup à la nation française et à tous ceux de par le monde qui entendent avec une facilité et une sympathie particulières les choses que la France accepte d’écouter. Or, les choses dont je vais vous entretenir brièvement méritent, je crois, l’intérêt que manifestent votre invitation et votre présence.
Il s’agit d’un peuple qui, pendant longtemps, s’est contenté pour ainsi dire de se faire oublier pour survivre. Puis, il s’est dit que, pour durer valablement, il faut s’affirmer et ensuite que, pour bien s’affirmer,il peut devenir souhaitable et même nécessaire de s’affranchir collectivement.
Il est donc arrivé, il y aura un an dans quelques jours, qu’un parti soit porté au pouvoir, dont la raison initiale, et toujours centrale, est justement l’émancipation politique. Et quoi qu’on ait prétendu et qu’on prétende encore dans certains milieux qui n’ont guère prisé l’événement, les électeurs savaient fort bien ce qu’ils faisaient. Ils étaient ni ignorants, ni distraits. Et bien des gens, même chez eux qui s’y opposaient, ont ressenti une grande fierté de cette victoire sur le chantage propre à tous les régimes qui se sentent menacés
Il est donc de plus en plus assuré qu’un nouveau pays apparaîtra bientôt démocratiquement sur la carte, là où, jusqu’à présent, un État fédéral aurait bien voulu n’apercevoir qu’une de ces provinces parmi d’autres, et là où vit la très grande majorité de ceux que vous appelez souvent les Français du Canada : expression dont la simplicité, qui rejoint quelque chose d’essentiel, est pourtant devenue trompeuse en cours de route.
Mais commençons par tout ce qu’elle conserve, d’authentiquement vrai. Sur quelque 2,000 km du nord au sud et plus de 1,500 de l’est à l’ouest, le Québec est physiquement la plus grande des contrées du monde dont la langue officielle soit le français. Plus de quatre habitants sur cinq sont d’origines et de culture françaises. Hors de l’Europe, nous formons donc la seule collectivité importante qui soit française de souche.
Nous pouvons, tout comme vous, évoquer sans rire, nos ancêtres les Gaulois. Et comme nous ne sommes pourtant que six millions au coin d’un continent comptant 40 fois plus d’anglophones, même qu’il nous advient de nous sentir cernés comme Astérix dans son village....et de songer aussi que l’Amérique du Nord tout entière aurait fort bien pu être gauloise plutôt que...néo-romaine.
Car, ce fut un incroyable commencement que le nôtre. De la baie d’Hudson et du Labrador tout en haut jusqu’au golfe du Mexique tout en bas, et de Gaspé près de l’Atlantique jusqu’ aux Rocheuses d’où l’on voit presque le Pacifique, c’est nous -et c’est donc vous en même temps- qui fûmes les découvreurs et aussi les premiers Européens à prendre racine. Les pélerins du Mayflower n’avaient pas encore tout à fait levé l’ancre pour aller fonder la Nouvelle-Angleterre, que déjà Champlain avait érigé à Québec son habitation et que la Nouvelle-France était née.
Et puis, pendant 150 ans, guerriers et missionnaires, colons et coureurs de bois écrivirent bon nombre des pages les plus extraordinaires, sinon les mieux connues, des 17e et 18e siècles.
Quand j’étais petit garçon comme tous les enfants, j’avais mon héros personnel que j’ai sûrement partagé avec d’innombrables jeunes Québécois. Il s’appelait Pierre Lemoyne D’Iberville. De tous ceux qui, par des froids polaires comme des chaleurs torrides, sillonnèrent le Nouveau-Monde, il fut sans doute le plus fulgurant. Si son théâtre d’opérations n’avait pas ces lointains espaces, ou encore la Vieille France, on me permettra de le dire, eut-elle été un peu moins exclusivement rivée à l’Europe, vs auriez exclusivement aujourd’hui une multitude de petits Français qui rêveraient eux aussi à D’Iberville.
Quoi qu’il en soit, cette histoire-là, pendant un siècle et demi, elle fut la nôtre -et la vôtre également et je me souviens qu’en arrivant au dernier chapitre, celui qui se termine par défaite et conquête, on perdait le goût de savoir la suite, et l’on revenait plutôt inlassablement au début, parce que la suite, n’en déplaise à nos concitoyens d’origine britannique, ça nous semblait devenu en quelque sorte l’histoire des autres.
Car cette défaite, on l’a bien décrite en disant qu’elle en fut une au sens premier de l’expression, i.e. que quelque chose en sorti littéralement défait, démoli, et pour longtemps. Et ce quelque chose, c’était cette "attitude à devenir une nation normale" qu’un intendant du roi, comme bien d’autres observateurs, avait noté dans un rapport à Versailles. Si la colonisation française, la plus faible, n’avait pas eu à se heurter à la plus forte qui était l’anglaise, l’évolution de ces Canadiens, dont personne d’autre alors ne portait le nom, les aurait menés à la pleine existence nationale, tout aussi sûrement, et pas tellement plus tard, que les 13 autres colonies plus populaires qui devraient bientôt se baptiser les États-Unis.
Il ne s’agit pas ici d’idéaliser nostalgiquement cette toute petite société de quelques dizaines de milliers de pauvres gens qui, en 1760, eurent à subir dans la vallée du St-Laurent une domination étrangère destinée à demeurer longuement permanente. Comme toutes les autres colonies de l’époque, ce n’était encore que la dépendance d’une métropole à la fois naturelle et lointaine, et dont le pouvoir, une fois son oeuvre accomplie, aurait cessé, chez nous comme ailleurs, n’eut été la rupture de la continuité. Déjà, en effet, la distance, le climat, les contacts suivis avec la population indienne, les aventures continentales, avaient façonné une mentalité et un mode de vie de plus en plus différents de ceux de la mère-patrie. Il y avait là, en puissance, une nation, française bien sûr, mais de personnalité tout aussi capable de vivre sa vie et d’être présente au monde.
C’est cela que la défaite vint briser, mais sans parvenir toutefois à en effacer le rêve, un rêve assez fort, quoique d’ordinaire inavoué, pour nourrir jusqu’à nos jours une identité et une idée nationales que, seuls, la faiblesse numérique et l’isolement total empêchèrent de se réaliser.
Mais bientôt le nombre se mit à augmenter, et la "revanche des berceaux" vint à le multiplier si prodigieusement que le grand historien Toynbee affirmait un jour qu’à son avis, lorsque sonnerait la trompette du jugement dernier, deux peuples seulement seraient sûrs d’y être encore : les Chinois et....nous
Et tout le long de ce cheminement laborieux de la "survivance", une absence jusqu’à tout récemment nous avait toujours paru singulièrement criante et assez incompréhensible : c’était celle de la France. Il y avait entre nous depuis deux siècles, souligné plutôt qu’amoindri par la participation à deux grandes guerres, un fossé que nos relations à peine épisodiques ne parvenaient qu’à creuser davantage.
Aussi, n’est-il pas excessif, du moins pas beaucoup, de dire : "enfin de Gaulle vint..." Non pas seulement, ni même surtout, pour ce "vive le Québec libre", cet accroc prophétique qui retentit tout autour du monde. Il faut se rappeler que, bien avant, dès 1961, le général avait tenu à présider, avec le Premier ministre Lesage, à de véritables retrouvailles entre la France et le Québec, et, sans doute poussé, par sa passion pour le vieux pays et ce qu’il a produit de plus durable, il s’était donné la peine d’étudier le dossier de ce rejeton unique que ns sommes, et ce dossier, je suis pour vous dire qu’il le connaissait à fond, mieux que quiconque, sauf les premiers intéressés.
Cette connaissance, elle était en effet parfaitement à la page. Ce n’était plus celle uniquement des "Canadiens" de l’ancien régime, ni des Canadiens français de naguère, mais c’était aussi celle des Québécois, comme on disait déjà de plus en plus. Car au cours de ces années ’60, à la suite de la maturation dont personne ne n’était trop rendu compte, c’était le Québec qui émergeait brusquement, le Québec tout court, et non plus la "province de Québec" , colonie intérieure dans le Canada fédéral. Émergence sans hostilité d’ailleurs, ni la moindre intention revancharde, qui indiquait tout simplement une auto-affirmation dont l’heure avait enfin sonné, en attendant celle de l’auto-détermination
A cet éveil rapide, que ns fûmes nous-mêmes les premiers à juger étonnant, on a donné le nom de Révolution tranquille, ce qui n’était pas mal trouvé. Révolutionnaire, ce l’était réellement, si l’on accepte qu’un bouleversement fondamental puisse de passer de tueries et de ruines. Tranquille, par conséquent, marquée par cette continuité dans le changement, même le plus radical, qui est l’une des caractéristiques de notre peuple. Tanquillement donc, mais sur tous les plans, on assista à un débloquage aussi soudain que l’est, au printemps, la rupture des embâcles sur nos rivières. Et le terroir se mit à fleurir et à produire comme jamais : une réforme aussi profonde que tardive de l’éducation, la mise en place d’une administration moderne, si bien organisée qu’elle donne aussi les signes d’un mal bureaucratique qui n’est pas que français, mais également une pensée sociale qui, sur quelques points majeurs, passait rapidement de l’arrière à l’avant-garde, et puis encore une conscience de plus en plus aigue des responsabilités comme des enjeux essentiels de la vie économique.
Et comme il est normal, tout cela fut annoncé puis accompagné par les artistes, une pléiade sans précédent d’écrivains, de peintres, de cinéastes, d’architectes, et surtout ces superbes poètes populaires, dont plusieurs sont bien connus en France, qui nous ont fait un répertoire en chansons dans lesquelles, sans oublier les vieux airs de vos provinces qui nous avaient bercés, nous retrouvons désormais notre visage et nos accents d’aujourd’hui, avec l’écho précis de nos réussites, de nos échecs et de nos projets. C’est ce Québec nouveau, renouvelé,que de Gaulle s’était donné la peine de voir. Contrairement à ce que d’aucuns ont pu penser,il n’avait pas eu à l’"inventer"
Pour nous Québécois, en tout cas, c’est littéralement du droit de vivre qu’il s’agit.
Et cette exigence ne nous apparait pas seulement naturelle et normale, ce qu’elle est à l’évidence, mais très clairement inscrite aussi dans un mouvement universel. Contre le risque de nouvelles hégémonies contre les dangers de domestication des esprits, de folklorisation des cultures, la véritable chance d’un nouvel humanisme mondial doit passer par l’apport original et contructif des personnes nationales, dont nous sommes. En Amérique où nous tenons le coup depuis si longtemps, notre échec ou notre succès préfigure, à long terme, le succès ou l’échec d’autres peuples, également aux prises avec le mal et la rage de vivre, et qui cherchent eux aussi leur voie
A la France, et à l’avenir de la langue et la culture françaises, d’autre part, il ne saurait être indifférent que s’affirme, sur cet autre continent, un peuple libre qui puisse exprimer en français, mais avec son accent à lui, toutes les dimensions du monde d’aujourd’hui,
La France et la francophonie seront par conséquent d’autant plus fortes que sera également fort et sûr de soi ce Québec qui serait d’emblée au 11e rang sur plus de 150 pays pour le revenu national par habitant, et auxquelles ses ressources humaines aussi bien que matérielles promettent une carrière dont seule sa volonté peut fixer les limites
Les Québécois, comme tout autre peuple normal, vont avoir bientôt à décider entre eux de leur statut politique futur et de leur avenir national. Considérant tout ce qui nous unit, nous attendons cependant de vous et de tous les francophones du monde compréhension et sympathie. Quoi qu’il advienne, nous entendons, maintenir et accroitre avec votre peuple, sur un pied d’égalité, ces relations priviliégiées si mutuellement fructueuses, et bénéfiques à tous égards. M. le président, Veuillez transmettre aux hommes et femmes de France, les profonds sentiments d’amitié et de fraternité des Québécois et Québécoises.
René Lévesque, 1977
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